L’apparition du terme d’écosocialisme n’a pas attendu 2021. La notion connaît par contre un succès inédit depuis que de récentes catastrophes naturelles ont achevé de convaincre les opinions publiques et les décideurs de la crédibilité de l’hypothèse scientifique d’un changement climatique dans les termes d’un réchauffement induit par la surproduction de monoxyde de carbone. L’usage croissant du vocable d’écosocialisme ne signifie pas pour autant que ses implications soient claires pour la social-démocratie européenne. L’histoire des idées apporte un éclairage sur les contenus de la notion et les conditions de sa réception dans des partis nés dans le contexte de la révolution industrielle. Cependant, son avenir dépend avant tout de la capacité des états-majors politiques à élaborer des programmes à la hauteur des enjeux et de l’audace des leaders. Car jusqu’à présent, les discours restent le plus souvent superficiels.
Un détour par l’histoire des idées montre que le dialogue entre la pensée socialiste et l’écologie politique a été précoce et que leur convergence s’est révélée un échec.
Dans les années 1920, des intellectuels « organiques » tels que Henri de Man ou Willi Eichler étaient déjà préoccupés par les conséquences de l’hégémonie, facilitée par la révolution fordiste, d’une représentation de l’utopie socialiste dans les termes d’une société industrielle. Leurs inquiétudes furent toutefois balayées par la priorité accordée à la gestion des conséquences politiques et économiques de la crise mondiale ouverte par le krach financier de 1929. Ensuite, à partir de 1945, la gauche ouest-européenne ne s’engagea pas d’emblée dans la recherche d’une alternative à la consolidation de la démocratie libérale par la stimulation d’une production et d’une consommation de masse. Celle-ci permettait en effet simultanément le plein emploi et une élévation du niveau de vie bien au-delà des standards de l’entre-deux-guerres ou des pays communistes.
Dans les années qui suivent l’épisode contestataire de 1968, Michel Rocard et Willi Brandt figurent parmi les rares leaders socialistes qui perçoivent que la représentation du progrès au sein de la société est en train de muer. Aussi, l’affirmation de partis écologistes en Europe occidentale au début des années 1980 peut-elle être interprétée comme une conséquence de la relative surdité de la social-démocratie aux revendications post-matérialistes de nouvelles générations. Les partis nés au XIXème siècle ne reverdissent pas et leur électorat tend à vieillir. En Allemagne, le Berliner Programm adopté par le SPD en 1989 arrive trop tard pour inaugurer un tournant écosocialiste en Europe. Toute l’attention des citoyens est alors tournée vers les enjeux nés de l’effondrement du bloc communiste. Les questions de la réunification allemande et de la mise en place d’une Union économique et monétaire dominent l’agenda.
En 2021, les partis socialistes ne peuvent plus se permettre de perdre du temps en lamentations. « Que faire? » est une question héritée de Lénine qu’ils doivent aujourd’hui assumer. L’enjeu est de contribuer à l’émergence des conditions nécessaires à la constitution d’une alliance progressiste et environnementaliste.
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La première de ces conditions est la plus facile à réaliser. Elle consiste à admettre les enseignements des résultats électoraux et de l’histoire récente de la constitution des majorités gouvernementales en Europe. Même si la performance électorale des partis écologistes est loin d’être identique dans tous les pays, les Verts sont devenus des acteurs majeurs et n’ont pas choisi d’être les alliés naturels, ou les obligés, des organisations socialistes. La question n’est pas de disserter sur la place des Ecolos sur un axe gauche-droite mais de reconnaître leur maturité politique. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’un mouvement social idéaliste mais de partis qui, rompus au jeu des systèmes électoraux, sont capables d’effectuer des choix en termes de coûts et de bénéfices.
En Allemagne, cela signifie que qu’elle qu’ait été l’importance de la coalition dirigée par Gerhard Schröder, les Grünen n’ont pas rejeté par principe toute perspective d’alliance avec la CDU en 2021. En Autriche, ils se sont associés au Chancelier Sebastian Kurz pour diriger le pays. En Belgique, les “Ecolos” ont quant à eux gardé leurs distances par rapport aux tentatives d’Elio di Rupo de les absorber dans une forme d’alliance inspirée par les stratégies par lesquelles Romano Prodi essayait de constituer un front progressiste unitaire. Enfin, en France, les Verts contribuent au renouvellement des politiques et des alliances dans de grandes villes du pays tandis que les élites de la capitale échouent à rééditer l’Union de la gauche réussie par François Mitterrand voici déjà plus de quarante ans. En d’autres termes, si rien ne s’oppose à un rapprochement en Europe entre la social-démocratie et les écologistes, celle-ci doit renoncer à toute ambition hégémonique. Sa tâche est d’oser une révision de ses programmes et d’obtenir des résultats électoraux qui lui permettent de séduire ses partenaires.
La révision des programmes n’est pas un exercice facile. Deux raisons s’opposent à ce qu’elle soit confondue avec la reproduction des revendications propres aux partis écologistes Tout d’abord, l’expérience de la Troisième Voie de Tony Blair comme celle de la version de
Joe Biden d’un « America first » prouvent que l’efficacité d’une stratégie de triangulation ne repose pas sur la seule imitation. Ensuite, le peu d’intérêt porté par l’opinion publique au programme écosocialiste adopté par le Labour Party lors de la préparation des élections législatives de 2019 en Grande-Bretagne révèle le décalage entre le comportement électoral des citoyens et les peurs collectives quant à l’avenir de l’humanité. Si elle est nécessaire à l’élaboration des politiques publiques, l’existence d’un volet écosocialiste au sein d’un programme ne suffit pas à garantir le succès électoral.
La question de savoir si la gauche du nouveau millénaire doit se redéfinir officiellement comme écosocialiste ou progressiste peut être laissée à des focus groups encadrés par des spécialistes de la communication politique. La rénovation de la substance des programmes sociaux-démocrates demande d’assurer un équilibre délicat entre d’une part l’insertion d’au moins trois innovations requises par l’enjeu climatique et d’autre part la préservation de l’identité idéologique de la gauche traditionnelle en tant que défenderesse historique des travailleurs européens et des droits sociaux.
La première innovation à réaliser consiste à s’inspirer des développements consacrés par le programme travailliste de 2019 au rôle que peuvent assumer, conformément aux analyses de Stephany Griffith-Jones, les banques nationales d’investissement et les syndicats pour impulser une évolution économique dans la direction de ce qu’il est pudiquement convenu d’appeler un « développement soutenable » ou, de manière plus claire, « une prospérité sans croissance ». L’appel réitéré par les manifestants de différents pays en faveur de lois climatiques n’est pas suffisant. Une transition économique est un processus qui réclame au quotidien un contrôle de la collectivité sur l’usage des finances publiques et les choix défendus par les décideurs du secteur privé . Cela n’impose pas l’adoption du modèle de management étatique pratiqué en Chine mais bien de responsabiliser et d’impliquer les citoyens dans la gestion socio-économique en recourant notamment aux instruments de la Mittbestimmung allemande et des fonds salariaux proposés en Suède par Rudolph Meidner .
La deuxième évolution qui est nécessaire dans les programmes de la social-démocratie est la promotion de nouveaux modèles d’organisation du travail qui favorisent d’autres formes de production et de consommation. Les mesures à défendre comprennent la revendication traditionnelle de réduction du temps de travail mas également la mise en place d’un cadre légal pour un travail à domicile émancipé d’une tutelle patronale omniprésente ou un statut adapté aux risques de l’entrepreneuriat et distingué de celui des « indépendants » et autres professions libérales. L’enjeu est de donner aux citoyens une plus grande latitude dans l’usage social du temps de telle sorte qu’ils puissent contribuer à l’essor en Europe de ce qui est appelé en France une économie « sociale et solidaire ».
Enfin, la troisième évolution qui s’impose dans l’adaptation des programmes n’est pas la moindre. Elle consiste, pour les partis socialistes, à résister à la séduction de l’argumentaire protectionniste et à la tentation d’un discours démagogique centré sur la critique des traités de commerce négociés par la Commission de l’Union, notamment avec des partenaires asiatiques et sud-américains. Une évolution dans la direction de l’écosocialisme ne demande pas seulement de défendre le Green Deal d’Ursula von der Leyen. Elle signifie également de défendre l’utilisation par les institutions communautaires du soft power que les principaux théoriciens contemporains des relations internationales reconnaissent à notre continent, caractérisé par le financement d’un modèle social avancé par les revenus du commerce. En effet, la production européenne de carbone ne représente pas la principale menace qui pèse sur l’avenir de la planète. Cette menace découle des comportements de la Chine et des USA qui inspirent d’autres régions du monde au premier rang desquelles l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud.
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Dans cet environnement international fragmenté et complexe, les traités de commerce sont les seuls instruments à partir desquels l’Europe peut espérer contribuer à l’évolution des standards dans les domaines de la protection sociale et environnementale. La gauche historique, internationaliste dans la réthorique et nationale dans sa pratique gouvernementale, est confrontée à un choix. La vocifération anti-européenne est confortable et susceptible de rapporter des dividendes électoraux à court terme. L’engagement mondialiste est plus périlleux, mais nécessaire.
Plaider la cause des traités de commerce au nom de l’écosocialisme apparaîtra à beaucoup de lecteurs socialistes et écologistes comme une provocation. Pourtant, cela devrait constituer l’un de leurs thèmes de convergence. Les responsables des partis politiques défendant cette orientation doivent assumer une double responsabilité. La première est de rappeler que le désastre de Tchernobyl a démontré qu’aucune frontière ne pouvait protéger un peuple de la contamination nucléaire , et certainement pas plus du réchauffement climatique. La seconde est que le commerce international, encadré par un cadre institutionnel multilatéral conforme aux perspectives dressées par Keynes au lendemain de la deuxième guerre mondiale, est le seul procédé pacifique d’une mutualisation des ressources et de la définition de standards communs en matière de production et de transport.
Même dans l’hypothèse où des coalitions réunissant partis socialistes et écologistes seraient au pouvoir dans la plupart des pays européens, l’écosocialisme dans un seul continent connaîtrait un échec comparable à celui du « socialisme dans un seul pays » en Albanie. Des modèles alternatifs de production et de consommation sont certainement devenus une nécessité au niveau local, mais leur dissémination à l’échelle mondiale l’est tout autant. L’accord de Paris, conclu en décembre 2015 dans le cadre de la Cop 21, est un tournant dans l’histoire du droit international. Il souffre toutefois de limites comparables à celles qui caractérisent le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté par l’assemblée générale de l’ONU en 1966. Le souffle humaniste de traités internationaux est nécessaire, mais il n’est pas suffisant. Il gagne à être relayé par des dispositifs qui, à partir d’incitations et de sanctions, lui assurent un prolongement dans l’ordre économique. Et c’est là très précisément la fonction des clauses sociales et environnementales dans les accords de commerce. Elles sont destinées à consolider les évolutions que l’on lit déjà dans les choix de la Chine ou d’Etats membres du Mercosur.
Les années qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale ont prouvé que le pari, théorisé au XIXème siècle, de la fondation de la prospérité collective sur le commerce international pouvait être gagné. A partir de 1957, la Commission européenne n’est pas seulement allée au-delà du libre-échange. Elle a accompli un grand bond en avant. Les accords postérieurs au Traité de Rome ont démontré la viabilité d’une régulation du commerce sur un continent comme l’intérêt d’une exportation de ce modèle alors que l’OMC est paralysée. Les progressistes qui se réclament de l’écologie politique ou de l’écosocialisme ont des raisons d’être méfiants et vigilants lorsque des projets de nouveaux traités sont mis sur la table. Cependant, leur devoir est de les améliorer et non de viser à les annihiler.