Le risque d’une possible délocalisation des services dans le cadre de la mondialisation de l’économie n’est pas une question neuve. Déjà en 2007, l’économiste américain Alan Blinder mettait en évidence les risques de délocalisation de 46 activités aux Etats-Unis. Plus récemment, en 2019, dans un livre écrit avant la pandémie, Richard Baldwin soulignait que le télétravail et l’émergence de l’intelligence artificielle allaient rebattre les cartes. Cela aurait des implications notables et constituerait la troisième vague de mondialisation : cette fois celle des services. Il utilisait le terme de « télémigration » pour désigner les individus qui vivent dans un pays et travaillent pour une entreprise dans un autre pays.
Il faut reconnaître que dans l’ensemble les craintes ne se sont pas concrétisées, ou du moins pas dans les proportions annoncées. Dans son étude sur les professions mentionnées par Blinder, Adam Ozimek le directeur de recherche d’Upwork ne trouve pas qu’on a assisté à une externalisation (outsourcing) massive des emplois en dehors des Etats-Unis : « So far, US firms have largely responded to the improvements in internet and communications technology by hiring more remote workers in the US rather than offshoring » précise-t-il en « utilisant davantage de freelancers ».
Analysant cette année le nombre de « télémigrants », Baldwin et Dingel ne trouvent pas (encore) d’effets significatifs en termes d’emplois ; toutefois ils n’excluent pas qu’un « changement modeste dans le commerce pourrait avoir des effets importants » (« modest change in trade could have large effects »).
Des études quantitatives laissent entrevoir une partie de la réalité mais celle-ci est me semble-t-il plus complexe à déchiffrer. Tout d’abord, on doit nécessairement tenir compte qu’une menace crédible de délocalisation (même si en réalité elle concerne que relativement peu de personnes) puisse conduire à une détérioration des conditions de travail et salariales.
Ensuite, sur la base d’une analyse temporelle et des impacts tant concernant le déplacement de l‘emploi que des changements dans les conditions de travail, on peut clairement voir se dessiner un possible scénario en trois étapes qui peuvent se superposer avec des vitesses différentes.
La première étape ressemble à celle que nous connaissons déjà avec un usage du télétravail massif. Elle permet de standardiser des procédures de contrôle et d’évaluation des performances à distance pour de très nombreuses catégories de travailleurs. Cette situation s’applique à une série de secteurs ou professions qui n’étaient pas jusqu’alors considérés comme relevant d’un possible télétravail structurel.
Ce changement fait le plus souvent peser le coût financier direct sur les travailleurs (achat ou non d’un équipement adéquat entraînant des possibles implications en termes de santé et sécurité) et indirecte comme l’espace de travail (des études indiquent que la moitié des personnes travaillent dans leur chambre ou dans leur cuisine). En parallèle les entreprises peuvent réduire les coûts de location de leurs bureaux ou agences (particulièrement visibles par exemple dans le secteur bancaire).
Dans cette première phase, c’est l’ampleur des options qui est élargie comme le montre le tableau révisé de Blinder.
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Dans ce contexte un premier arbitrage pourrait être celui du choix entre salarié ou indépendant (contrat de service, sous-traitant, freelance) comme c’est déjà le cas, en tout cas pour les entreprises GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) du Big Tech. Par exemple, Google a désormais plus de sous-traitants indépendants que de salariés. Le développement du travail par projet pourrait faciliter cette évolution puisque par définition les équipes sont changeantes en fonction du projet et pourraient facilement intégrer salariés de la compagnie et les autres collaborateurs sous différents statuts.
La deuxième étape est celle du travail non plus depuis le lieu habituel du siège de la société mais d’où préfère le travailleur depuis le territoire national ou européen. Dans ce cadre-là, le salarié n’est plus mobilisable in situ pour des circonstances exceptionnelles, ce qui implique que le travail doit être mieux planifié. Un article du Monde indiquait qu’une entreprise payait les voyages et hôtels de ses salariés pour une rencontre mensuelle de quelques jours. Être à Nantes, Porto ou en Bulgarie n’importe plus.
Ici aussi les coûts d’adaptation sont laissés aux salariés mais ceux-ci peuvent éventuellement réduire leurs coûts étant dans un environnement moins cher (logement, coût de la vie en général). C’est ce que relève l’étude d’Upwork qui montre que les freelances sont en moyenne aux Etats-Unis dans des territoires aux coûts relativement moins chers que ceux de leurs donneurs d’ordre.
Dans ces conditions, pourquoi l’employeur ne déciderait-il pas d’avoir un collaborateur (salarié ou freelance) d’un pays dont le salaire et la sécurité sociale serait moindre ou alors différencier les salaires pour une même tâche selon la localisation réelle du travailleur.
La troisième scénario serait la délocalisation en dehors de l’Union européenne comme c’est déjà le cas pour une série de métiers (comptabilité, informatique, call centre, secrétariat, service après-vente, traductions, etc).
Si le système fonctionne pour l’UE pourquoi les autres ne seraient pas tenté de trouver des pays à la main-d’œuvre beaucoup moins chère mais bien formée. Pour les services aux clients où la variable temps reste importante on peut souligner que l’Afrique est dans les mêmes fuseaux horaires que l’UE et dispose de citoyens de mieux en mieux formés, parlant souvent différentes langues.
Il y a évidemment des limites dont celles des visas pour accéder au territoire européen en cas de de réunions en présentiel. Comme indiqué avant, l’impact sur les conditions de travail se fait aussi de manière indirecte lorsque la menace de délocalisation devient crédible et affecte donc les rapports de force locaux.
Pour conclure, le fait qu’il y ait eu une accélération des possibilités de télétravail dans une série de secteurs ou pour des professions qui n’attiraient pas jusqu’alors l’attention sur de telles possibilités est indéniable. Sur base de plusieurs scénarios en trois étapes pas nécessairement linéaires, ni les même selon les secteurs particuliers. Nous avons aussi souligné que l’impact serait peut-être moins en termes de pertes d’emploi de manière significative que d’un risque de détérioration plus générales des conditions de travail et salariales.
Philippe Pochet,former general director of the European Trade Union Institute, is a fellow of the Green European Foundation and an affiliate professor at Sant’Anna College, Pisa.